Sukkwan Island fut un choc, un livre OVNI marquant longtemps après sa lecture. Désolations ne s’oublie pas non plus facilement et se passe dans ces mêmes paysages d’Alaska aux forêts touffues, encadrant des lacs aux eaux changeantes où tout calme et volupté ne serait qu’apparence. Tour de force que ce dernier roman de David Vann de camper avec une minutie admirable ces paysages glacés, mais aussi les faits et gestes des personnages jusqu’en un ultime dénouement… pour le moins glaçant.
Comme dans Sukkwan Island, son précédent roman, David Vann épingle ses personnages, les observe, les suit dans leurs errements et égarements et ne leur donne pas la chance qu’un romancier, avec son omniscience, pourrait leur donner. Point de salut possible pour eux ! On sait désormais que le petit garçon qu’il a été, a perdu très tôt son père sans que celui-ci ne lui ait donné l’occasion d’exercer une influence sur le tour de son destin fatal. Depuis, David Vann explore le sujet dans sa littérature, avec des personnages qui ne laissent pas prise au bonheur. Celui-ci est illusoire et rarement partagé.
Dans ce livre captivant, qui ménage son suspens, les personnages se débattent et à mesure de leur agitation font s’éloigner inexorablement le bonheur. Et nous, spectateurs à distance, les voyons se perdre sans grande compassion. Seule Rhoda garde intacte notre affection. Elle est la fille de Gary et d’Irène. Ses parents sont désormais à la retraite et son père a décidé de construire une cabane sur une île, en face de chez eux, de l’autre côté du lac, pour y couler de vieux jours au plus près de la nature. Irène, sa femme, n’est pas ravie à cette perspective mais que ne ferait-elle pas pour sauver leur couple, elle qui est encore amoureuse de lui alors que ce n’est plus réciproque ? Or, il s’agit réellement d’un caprice pour cet homme qui n’a pas réussi grand chose dans sa vie. Il s’improvise désormais constructeur de cabane alors qu’il est un piètre bricoleur. Gary est prêt à tout pour bâtir cette cabane ; braver les conditions météo épouvantables et prendre le risque d’être prisonnier du lac glacé. Surtout, il ne prend pas au sérieux la migraine dont souffre Irène que les antalgiques ne parviennent pas à calmer. Il est d’un égoïsme à toute épreuve tandis que nous avons envie de la secouer pour qu’elle le quitte et le laisse seul à son projet. Impuissante, Rhoda assiste au naufrage de sa mère, tandis qu’elle-même a une liaison avec Jim, un homme dont elle attend qu’il la demande en mariage, alors qu’il découvre l’amour dans les bras d’une nymphette insupportablement belle et cruelle. Véritable jeu de massacre, chacun est pris dans le filet d’un autre personnage, à l’image de ces saumons prisonniers des filets de pêche et qui suffoquent sur le pont des chaluts.
Sukkwan Island était un roman atypique, resserré sur deux personnages. Plus classique, Désolations confirme le talent de cet auteur dont le style fluide se lit avec plaisir. Difficile de lâcher ce roman qui traite de front plusieurs personnages et sait progresser sur le mode du suspens. Terrible réflexion sur le couple et son devenir, Désolations explore aussi la question du vieillissement des corps et du jeunisme implacable. L’humour est alors au rendez-vous. Dans cette région de l’Alaska où pour seul horizon les lacs et les glaciers forment une limite infranchissable, toute situation et émotion sont exacerbées chez ces personnages. La nature est un reflet de leurs états d’âme. David Vann les décrit avec un souci du détail qui, dans les dernières pages, fait froid dans le dos… on pense à certains moments de cinéma de Gus Van Sant… sauf que c’est dans la tête du lecteur que se déroule le film et il est super angoissant !
