Véritable O.V.N.I. dans les sorties cinématographiques, Tabou fera assurément date. Prix de la critique internationale (FIPRESCI) et prix Alfred Bauer (Prix de l’innovation), il a été également en compétition au Festival de Berlin et a concouru pour le Prix Lux 2012. Film hommage à un cinéma qui n’existe plus, en noir et blanc et quasiment muet, Tabou est un film étonnant qui promène le spectateur dans des territoires exotiques revisités et qui toujours surprend par des rebondissements romanesques.
Tabou ouvre sur un film muet des années 20, retraçant l’exil d’un homme en Afrique, éperdument malheureux d’avoir perdu sa femme et qui se suicide en se donnant en pâture à un crocodile. Tabou se poursuit en plan raccord sur une spectatrice très émue dans une salle de cinéma. Il s’agit de Pilar, une femme à la retraite, catholique pratiquante, qui s’occupe d’œuvres caritatives. Elle a pour voisine une femme plus âgée, du nom d’Aurora, qui semble sombrer dans la sénilité. Les jeux d’argent sont sa passion et elle raconte des rêves étranges où il est question de singes facétieux et effrayants. Une capverdienne est à son service, peu loquace, voire taciturne, qui prend des cours d’alphabétisation le soir. Elles habitent toutes les trois à Lisbonne et quelques objets du quotidien confirment que nous sommes au 21e siècle, alors que le traitement en noir et blanc et les vêtements des personnages installent le film dans une dimension rétro qui trouvera son aboutissement dans une dernière partie qui se passe en Afrique, dans les années 60 où « Aurora avait une ferme au pied du Mont Tabou »…
Ainsi commence le récit de Gian Luca Ventura qu’Aurora a voulu revoir avant de mourir. Mais elle est décédée trop tôt. Après l’enterrement, dans un jardin luxuriant exotique de Lisbonne, sous l’œil de choucas, avec son chapeau de chasseur sur la tête qui lui donne encore une belle prestance, comme il devait en avoir lorsqu’il était jeune, il raconte son histoire à Pilar et Santa : il vivait autrefois en Afrique et sa voisine était Aurora. Tabou se poursuit à la manière d’un film muet s’il n’y avait le récit en voix-off et le bruit de cette nature africaine où le vent chante dans les arbres… version âpre de Out of Africa, s’il fallait une comparaison qui donne envie au spectateur d’aller voir ce film si particulier ; terriblement romanesque, tellement poétique et drôle cependant.
En effet, le réalisateur nous promène dans une Afrique revisitée par l’imaginaire de Pilar et Santa à mesure du récit de Luca Ventura dont le nom pourrait aussi s’écrire Luc Aventura, étant celui grâce à qui l’aventure surgit dans la vie de ces femmes. Aurora en son temps, jeune femme mariée, oisive et désœuvrée, a découvert la sensualité et l’amour dans ses bras. Il est celui qui ouvre l’univers de Santa et Pilar sur la romance ; Santa qui lit tous les soirs Robinson Crusoé et Pilar qui va au cinéma pour pleurer sur ces histoires d’amour qui lui sont inaccessibles, elle qui vit un amour platonique avec un vieux peintre sans talent et sans attrait. Cependant, dans cette Afrique coloniale où les blancs vivent en décadence, lorsque les musiciens d’un orchestre jouent du rock années 60, perchés dans un arbre, la séquence est d’une drôlerie irrésistible. Film hommage au cinéma muet avec la référence évidente à Murnau par son titre et par la structure même du film, ainsi que par le nom d’Aurora, Tabou surfe sur les codes du genre et convoque la comédie, le mélo, la chasse, l’aventure etc. C’est pourquoi, il y a un côté jubilatoire à voir ce film qui joue avec notre propre souvenir de vieux films qui ont nourri le cinéma dans son évolution. Il nous plonge dans une sorte de nostalgie positive qui nous confirme à quel point nous aimons le cinéma et sa magie à savoir faire revivre le passé ; émotion intacte, expérience cinéphilique hautement réjouissante.