L’adaptation pour la télé, par Jean Kerchbron, de ce livre d’Hugo, avait fasciné Jean-Pierre Améris petit garçon, en 1971. Puis ce fut la découverte du roman et l’enfant devint à son tour réalisateur. Il a attendu quelques années pour s’atteler à cette adaptation ambitieuse. Tourné en studio, L’Homme qui rit déploie des décors somptueux, inspirés par des gravures de Victor Hugo lui-même ou par des films qui ont marqué Jean-Pierre Améris comme Les enfants du paradis, Freaks, Edouard aux mains d’argent, Ludwig ou encore La Belle et la Bête de Cocteau.
L’Homme qui rit s’adresse à l’enfant qui sommeille en nous, amateur de contes merveilleux qui font peur mais pas trop. Les adolescents auxquels le film a été projeté, car le roman est au programme du collège et du lycée, ont été subjugués par cette histoire et par l’univers esthétique d’Améris, ayant allié un décor et des costumes très dix-septième siècle avec des éléments contemporains, notamment les costumes « grunge » qui rendent les personnages étrangement familiers. Le personnage de Gwynplaine cristallise les peurs et les questionnements propres à l’adolescence, à propos de la filiation, de l’affirmation de soi malgré la différence, du rêve de reconnaissance sociale, de l’amour absolu… un esprit de révolte également anime ce personnage idéaliste qui veut changer le monde.
Ce film donne envie de lire le livre d’Hugo et rappelle que les grands classiques de la littérature sont le creuset des plus belles histoires dont s’inspire le cinéma depuis son invention. Une belle alchimie s’est créée entre le monde d’Hugo et celui de Jean-Pierre Améris que le personnage de Gwynplaine renvoie à lui-même : « Ce qui me touchait dans cette histoire, c’est que je retrouvais l’adolescent complexé que j’étais à l’époque. Gwynplaine se trouve laid. Il ne comprend pas qu’on puisse l’aimer ou le désirer. Il a un complexe. »
Marc-André Grondin incarne avec fougue et sensibilité Gwynplaine, ce jeune homme à l’éternel sourire creusé au couteau dans sa chair. Déa, la petite fille qu’il sauve et qui grandit avec lui, est incarnée par Christa Théret dont le visage a séduit Améris car elle ressemble aux héroïnes des films muets, ceux de Charlie Chaplin et précisément à Virginia Cherrill, dans Les Lumières de la ville, qui joue comme elle une jeune aveugle. Quant à Ursus, loin d’être le malingre vieillard du roman, il est joué par un Gérard Depardieu magnifique en harangueur de foule et saltimbanque raconteur d’histoires, père aimant de ces deux orphelins qu’il a recueillis. Devenus grands, ils se produisent sur scène dans un champ de foire et Gwynplaine provoque à la fois le rire et l’effroi lorsqu’il dévoile son visage. Les spectacles qu’ils donnent émeuvent le public, toujours plus nombreux, et ils rencontrent le succès. Véritable star, Gwynplaine attire l’attention d’une duchesse (Emmanuelle Seigner, parfaite) et le trouble s’installe chez Déa et Gwynplaine, éperdument amoureux l’un de l’autre. Lorsque le jeune garçon apprend sa filiation aristocrate, il quittera un théâtre pour se retrouver sur une autre scène, très cruelle, qui lui fera perdre ses illusions. Mais Gwynplaine est un idéaliste révolté et il fera un discours au parlement pour dénoncer la pauvreté. Cette séquence est magistrale. Les mots de Hugo font mouche en notre temps de crise. Car si Améris a concentré son film sur le personnage de Gwynplaine, en supprimant les digressions philosophiques nombreuses du roman, les envolées politiques ont été conservées, comme cette phrase : « c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». Gwynplaine abandonnera ce monde de l’aristocratie pour retourner auprès d’Ursus et de Déa et L’Homme qui rit atteindra alors sa dimension tragique dans un final poignant.
L’Homme qui rit ménage ses surprises, passant du romantisme noir au baroque flamboyant. C’est un film qui exerce un charme certain. Il emporte par son esthétique qui sert absolument l’intrigue, mêlant l’aventure, l’amour, le drame, la comédie – voire le burlesque. Il signe une mise en abîme vertigineuse du spectacle dans le spectacle, selon le vers de Shakespeare « La vie est un théâtre… ». Il est un hommage vibrant d’un amoureux du 7e art au cinéma.