Depuis sa première édition en 2006, Les Bibliothèques idéales de Strasbourg attirent les amoureux du livre, toujours plus nombreux. Si la librairie Kléber était la seule à l’origine, d’autres librairies de Strasbourg se sont associées à cet événement depuis 2009, ainsi que les Médiathèques et le Festival du Film Fantastique de Strasbourg. Les rencontres organisées par Kléber ont lieu à l’Aubette. Le 14 septembre 2014, Denis Lavant y a présenté son livre, paru il y a deux ans ; l’occasion d’un spectacle qui fut le temps fort de cette saison.
Passant par la Russie est un journal de voyage rédigé lors de sa tournée théâtrale en Russie. Denis Lavant a parcouru en train cet immense pays, d’Ekaterinbourg au cœur de l’Oural, à Rostov, aux confins de l’Ukraine, en passant par Samara ou Togliatti. Prose et poésie de la langue font de ce récit un ouvrage littéraire précieux et excitant car truffé de références. Conçu en trois parties, chacune connaît une extension dans un glossaire qui est un cadeau pour le lecteur curieux. Ses réflexions sur la Russie, nourries de son observation et de son émotion, dessinent un itinéraire « ethno-poétique ». Denis Lavant traverse des forêts de bouleaux blancs à l’infini et des villages dont les palissades et les volets des maisons ainsi que d’autres éléments en bois sont peints en bleu, d’un bleu de toutes les nuances possibles que la langue française, si riche pourtant sous la plume du comédien écrivain, échoue à décrire, contrairement au russe : « le mot russe golouboï dans sa profonde et chaude sonorité m’en fait entendre toute la gamme céleste comme si ce seul mot russe rassemblait dans son prisme musical toutes les déclinaisons des bleuités comme bleu suprême suprêmement bleu nimbant la tête du dieu. » Avec humour, plus loin, il remarquera que golouboï est aussi le mot qui désigne un gay, en Russie, comme il l’apprit après que, dans une conférence de presse, fort de son ignorance, s’attirant des sourires moqueurs, il s’était épanché longuement sur l’émoi que lui procuraient toutes ces nuances de bleus. Drôle est son récit avec des anecdotes dignes d’un roman de Kafka. Mais c’est aussi emprunt de poésie(s) que son livre nous emporte avec des références à Rimbaud, Michaux, Mallarmé.
C’est pourquoi, le spectacle qu’il nous offrit à l’Aubette fut un pur régal et un moment rare d’un comédien poète au service de la langue et des mots, un « électron libre » comme le qualifie son ami Zeno Bianù pour sa propension à occuper l’espace. Et en effet, après être arrivé sur scène en chantant, tel un marin russe au long cours, le sac jeté sur l’épaule, le voici qui alterne, devant un pupitre ou un bureau jonché de papiers, entre la lecture d’extraits de son livre, et celle de poèmes ou textes d’auteurs comme Victor Hugo, Büchner et bien d’autres. Un air joué à la concertina, un air de flûte, et nous voici charmé par ces mélodies russes à faire pleurer. Ainsi vibrionna-t-il dans l’espace pour notre grand plaisir avec sa voix claire ou rauque, éraillée, en colère ou bien d’une grande douceur, selon sa lecture… amoureux malheureux, appelant, désespéré, la Mama de Bernard-Marie Koltès. Ce qui est de l’ordre de la référence dans son récit est alors mis en scène et magistralement interprété par le grand comédien qui nous avait bouleversé chez Carax et dans Beau Travail ou encore dans Capitaine Achab. Par sa présence, son physique, son sens du jeu, c’est toute l’âme slave que Denis Lavant a fait vivre sur la scène de l’Aubette ce soir-là.