Critiques de livres

Le lièvre de Patagonie
mémoires de Claude Lanzmann (éditions Gallimard)

S’il devait se réincarner, Claude Lanzmann voudrait être un lièvre, cet animal qui passait sous les barbelés du camp de Birkenau et qui est un symbole du défi permanent à la mort en bravant la vitesse des voitures et leurs phares dans la nuit. Comme lui, Lanzmann est un amoureux éperdu de la vie et elle le lui rend bien. Son livre de mémoires au pluriel se lit avec passion.

En effet, il est difficile de le lire avec désinvolture, de passer des chapitres ou de le parcourir en diagonale… 546 pages tout de même ! Le lièvre de Patagonie s’ouvre sur un chapitre d’une très grande force sur l’horreur de la peine de mort que ressent Lanzmann, viscéralement, depuis qu’il a vu une guillotine dans un film, lorsqu’il était enfant, et de constater amèrement que le temps passant, la barbarie continue de progresser. Et l’on poursuit la lecture avec un chapitre sur l’engagement du jeune Claude dans la résistance au sein des Jeunesses communistes, au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand avant de découvrir sa passion pour les vols en avions de chasse depuis cette première expérience en 1987, sanglé dans un Phantom, un chasseur israélien… description précise des conséquences physiques de la vitesse, la pression exercée sur le corps etc. Il fera lui-même virer un F-16. Étonnant ! Claude Lanzmann sait ménager le plaisir du lecteur et le ferrer. Le chapitre suivant achève de le conquérir en dressant le portrait surprenant du jeune homme avec son frère, guettant par le trou d’une serrure les ébats d’un couple… grincements du sommier, dame à sa toilette dévoilant rondeurs du sein et cambrure affolante avant de traverser le couloir de la maison en nuisette translucide. Claude Lanzmann découvre les premiers plaisirs de la chair tandis que les lois raciales de 1940-1941 sont promulguées. Armand Lanzmann, le père de Claude, de Jacques (futur marcheur et parolier de Dutronc) et d’Evelyne (Evelyne Rey qui sera comédienne, trop tôt disparue) n’aura qu’un but, sauver ses trois enfants. Ainsi avance le livre avec une densité et un sens aigu de l’observation. La plume de Claude Lanzmann est admirable.

Étonnant, Le lièvre de Patagonie l’est aussi car il dévoile son auteur sous un jour insoupçonnable. Claude Lanzmann a un côté « fleur bleue ». Qui n’a jamais vu que des portraits de lui d’homme déjà âgé, au corps massif, aura du mal à imaginer qu’il fut un jour un homme plein d’allant, inventant nombreux stratagèmes pour être en tête-à-tête amoureux avec une jeune infirmière dans la Corée du Nord de 1958, jusqu’à tomber d’une barque dans l’eau d’un fleuve ; scène tout à la fois burlesque et révélatrice d’un Claude Lanzmann romantique et prêt à tout pour sa belle. C’est ainsi qu’il suivit, dans des randonnées périlleuses en montagne, Le Castor, Simone de Beauvoir, dont il partagea la vie pendant près de huit ans. Il fut le seul homme avec lequel elle vécut en situation maritale. Le Castor, Sartre, Deleuze, Eluard, Aragon, sont autant de personnages dont il est question dans ce livre. C’est tout un pan de l’histoire de la France qui est revisité avec l’action de ses intellectuels et leurs questionnements sur la guerre d’Algérie, le communisme, le conflit Israélo-palestinien. Lanzmann, journaliste, se rendait sur le terrain.

Claude Lanzmann restera l’homme qui a réalisé Shoah. Son livre est largement consacré aux conditions dans lesquelles il a fait son film, et pose notamment la question du tournage en Pologne et de l’enquête préliminaire que l’auteur a menée auprès des différents témoins, sans oublier les SS planqués qu’il a piégés avec une caméra cachée dans un sac. Le lièvre de Patagonie est un livre somme d’un homme qui a dévoré la vie et dont on attend qu’il écrive d’autres livres aussi bien écrits et de lecture aussi passionnante car, assurément, il a encore des choses à dire.

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